Coralie Gassama "Ma plus grande fierté, c'est de m'être trouvée"

Je suis née à Évreux en 97, d’une mère Normande et d’un père sénégalais. Je grandis avec une sœur, de quatre ans mon aînée, avec qui je m’entends super bien. Dans ma famille, le sport a une importance capitale. Mon père a été footballeur professionnel au Sénégal et ma sœur et moi, nous nous retrouvons très vite à pratiquer une multitude de sports différents. Ça me permet de savoir ce que j’aime réellement et où est ce que j’ai de sérieuses compétences.

Très tôt, je commence l’athlétisme en association et la gymnastique artistique qui est l’un de mes sports préférés. Les animateurs ont rapidement perçu chez moi des qualités pour l’athlétisme et la gymnastique. À ce moment-là, ma sœur fait déjà de l’athlétisme. Mon père, qui a été footballeur professionnel, n’imagine pas ses filles en faire également.

Mon environnement familial est top, il est idéal. En tout cas, il me convient parfaitement par rapport aux capacités et aux ressources qu’ont mes parents. Ma sœur est un exemple pour moi. Elle est présente à toutes les étapes de ma vie. Je l’envie, je veux tout faire comme elle. C’est ce qui, je pense, me pousse à faire de l’athlétisme.

Même si à ce moment-là, l’athlé n’est pas mon sport favori. J’en fais parce que je sais que j’ai des qualités et que c’est drôle d’aller voir les copines et les copains à l’entraînement. Mais je m’épanouis davantage dans la gymnastique.

À l’école, je suis une bonne élève, assez dynamique. J’aime apprendre, je le sens très tôt. Le fait d’avoir commencé le sport très tôt m’impose un rythme et le fait de gérer mon emploi du temps, en alliant sport et école.

J’apprends donc tout de suite à gérer mes deux emplois du temps et j’aime le faire. De la même manière, j’apprends assez rapidement dans le sport, j’ai des facilités. En ce qui concerne l’école, j’aime apprendre et réussir. La réalité, c’est que j’aime réussir pour rendre fière ma famille. C’est ce qui me pousse au quotidien. L’idée de rendre fière ma mère est mon objectif conscient et parfois inconscient.

Drawing House Paris

Évreux est une ville sportive, mais je m’en rends compte un peu tardivement. Je pense que c’est aussi une ville dans laquelle il y a pas mal de quartiers, le sport est un moyen de s’évader et de se construire pour beaucoup d’entre nous.

Ce qui m’apporte cet engouement pour la performance et la réussite, ce sont les interclubs lorsque je suis en catégorie minimes. J’assiste aux interclubs, la compétition par équipe où l’on affronte tous les clubs en France. Mais je ne peux pas y participer parce que je suis trop jeune.

Je me rappelle y être en tant que photographe, car on me donne un appareil et je prends des photos. J’apprécie réellement les émotions, l’esprit familial et le fait de ne pas se dépasser que pour soi, mais pour toute une équipe, alors que je ne fais que des sports individuels.

Tout cet engouement autour de cette compétition me donne envie de me dépasser à mon tour. Les athlètes participants sont de très bons athlètes de l’Évreux AC et finissent par partir du club parce que nous ne sommes pas dans une ville universitaire. Lorsque ces athlètes souhaitent passer un cap, ils se dirigent souvent vers des clubs rouennais, qui imposent le fait de signer pour s’entraîner sur la piste.

Cela est une déchirure pour moi, car lorsque j’arrive dans les catégories d’âge où je peux participer aux interclubs, ces athlètes que j’admire ne sont plus là. Je suis par conséquent très attachée à l’idée de faire en sorte qu’Évreux brille. Ma vraie mission est de rester le plus possible dans ce club, même si je ne pratique plus depuis cette année, afin de transmettre aux jeunes l’idée que l’Évreux AC est un très bon club formateur et qu’il faut pouvoir aussi leur rendre en restant dans le club malgré les opportunités financières et de ressources que les autres clubs peuvent proposer.

Ce club m’a apporté tellement de bonheur, d’émotions et de vécu. Aujourd’hui, mes meilleures amies sont issues de l’athlétisme. Mes plus belles expériences et les plus beaux moments se créent parce que je fais de l’athlétisme, parce que les formateurs sont présents pour moi dans toutes les étapes et je me sens hyper reconnaissante par rapport à ça.

La gymnastique, mon premier amour

 

À l’origine, je fais de l’athlétisme pour m’amuser à l’entraînement et voir les copains, mais j’ai conscience d’être plutôt forte sur les cross et les longues distances. En minimes, j’arrive aux pointes d’or, car je suis capable de pratiquer trois disciplines dans lesquelles je suis assez performantes. Néanmoins, je me souviens que je souhaite arrêter parce que la gymnastique a une place plus importante dans mon cœur à ce moment-là. Je m’entraîne 10 heures par semaine et j’adore ça, j’arrive à percevoir mes progrès et la grande majorité de mon cercle d’amis de l’époque est issu de la pratique de la gymnastique. 

 

Je dois d’ailleurs énormément à l’une de mes formatrices de l’époque, Émilie Delaune qui a tout fait pour que je reste et que je tente l’année des cadets en athlétisme. Elle organise des réunions, convoque mes parents. On me promet d’être enfin spécialisée dans une discipline que j’aime et je me lance donc finalement dans mon année de cadet. 

 

Cette année-là, je peux donc enfin participer aux Interclubs. On m’inscrit sur le 400 mètres haies parce que mon profil matche bien avec les qualités attendues. C’est la première course de ma vie et je claque 63’’ en cadette. Très rapidement, je sens un engouement pour mes performances et je suis sélectionnée pour faire le meeting de sélection pour participer au Festival Olympique de la Jeunesse Européenne (FOJE). 

 

Tout s’accélère et je prends véritablement goût à ma discipline. J’obtiens ma sélection en équipe de France et je réalise mon potentiel. Je me rappelle cette discussion avec ma mère durant laquelle nous nous disions : “Ok, un entraînement par semaine et tu es déjà sélectionnée en équipe de France… 10 heures de gymnastique que tu adores, mais dans laquelle tu ne pourrais jamais atteindre ton rêve d’Olympisme.” 

Mon ascension dans l’athlétisme

C’est à ce moment-là que je commence à mettre plus d’énergie dans l’athlétisme. Je m’entraîne deux fois par semaine, je n’arrête pas la gymnastique complètement pour autant. Lorsque j’ai dû choisir entre les deux, je me rappelle avoir un pincement au cœur. Je pense que l’aspect esthétique de la gymnastique est quelque chose qui m’attire et que je ne retrouve pas forcément dans l’athlétisme. Je m’amuse tout de même enfin à l’entraînement sur le 400 mètres haies. Je me fixe des objectifs et je commence à aborder la chose dans une optique “performance”. 

 

À l’époque, lorsque tu es plus jeune, tu as le droit de choisir ton triathlon avant d’être Cadet. Tu dois avoir une course, un saut et un lancer. À ce moment-là, c’est bien d’avoir le choix, car tu fais du sport parce que tu l’aimes, et ça se retranscrit directement sur tes performances. Lorsque tu arrives en cadet, tu sais ce que tu aimes et tu arrives dans ces disciplines avec un certain niveau acquis grâce à l’entraînement. Évidemment les coachs nous aiguillent, mais on prend rapidement goût aux disciplines dans lesquelles on performe. Sur la piste, je prends du plaisir parce que je suis rapide et que j’ai cette capacité à facilement passer les haies. Je n’ai pas le sentiment qu’on m’impose quoi que ce soit. La discipline m’a bien trouvée, j’ai bien trouvé la discipline. 

 

Mes parents sont restés très équilibrés à ce moment-là, tout particulièrement ma mère. Elle est très présente pour moi, elle vient voir les entraînements, elle me dépose et me ramène. Elle est un peu plus présente pour moi qu’elle ne le sera pour ma sœur. Je pense que c’est aussi une manière de compenser l’absence de mon père, puisque mes parents étaient séparés depuis mes quatre ans. Elle me soutient et m’encourage, mais elle ne m’accable pas, elle ne me met pas de pression inutile et elle reste à sa place. Mon père est un peu moins présent, mais il m’encourage à me concentrer sur l’athlétisme et se tient au courant de mon évolution. 

 

Mon père n’adhère pas à la gymnastique et notamment au fait d’être jugé par des personnes et non des chiffres. Il ramène même parfois cela au racisme en me disant que si je tombe sur un jury qui préfère une gymnaste blanche à une métisse, cela me portera préjudice. C’est assez fort, mais il faut savoir qu’il y a peu de gymnastes métissées à l’époque. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup mieux représentées, notamment aux États-Unis. Il est fier lorsqu’il me voit pour la première fois derrière le poste de télévision dans les équipes de France d’athlétisme. 

 

Je n’ai pas l’impression de manquer de quoi que ce soit durant mon enfance, mais je sens aujourd’hui que l’absence de mon père a fragilisé notre relation. J’aurais voulu qu’il soit davantage présent, mais je ne lui en veux pas. Je suis aussi très fière de mes origines, très heureuse d’être métisse et d’avoir un père sénégalais. D’autant plus qu’il est footballeur et qu’il a une certaine renommée là-bas. Mais je ressens aussi un vide à cause de l’absence de lien fort avec mes origines. Mon père nous a toujours promis qu’il nous emmènerait au Sénégal, mais pour des raisons économiques cela ne s’est pas fait. 

 

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Aujourd’hui, j’ai donné un nom Wolof à ma société et c’est un clin d’œil à mes origines. Entre-temps, j’ai eu la chance d’aller au Sénégal. C’était une expérience incroyable, j’ai découvert mes origines et je les ai trouvées magnifiques. Ce nom, c’est une manière de remercier ce que le Sénégal m’a apporté, indépendamment de ma véritable connexion et de mon lien familial, cela m’a apporté physiquement et culturellement. Bien que je ne vive pas avec mon père, il est dans la même ville que moi et il m’a inculqué la culture sénégalaise. Enfin, ce nom, c’est aussi une manière de malgré tout de le remercier, lui dire que je ne lui en veux pas et lui dire que je suis fière de qui je suis et de ce qu’il m’a apporté. 

 

Plus globalement, tout ce que je fais dans le sport et l’entrepreneuriat aujourd’hui est une manière de marquer ma différence. Au départ, quand on est jeune, on ne perçoit pas la différence, on est juste copains. Avec le temps, on se rend compte qu’on est différent, on nous le fait remarquer. Je vis des blagues racistes, même sur le ton de l’humour dans un cercle amical. Ma volonté de réussir et me distinguer prend ses racines ici. Oui, je suis différente, et les gens peuvent faire en sorte de vous le montrer d’une manière rabaissante. Personnellement, je vais utiliser cette force pour me distinguer plus haut. 

 

Lorsque je suis au lycée, ma passion pour la gymnastique m’amène à fréquenter des personnes majoritairement blanches. Ma sœur, qui n’a d’yeux que pour l’athlétisme, s’entraîne avec des amis de quartier et elle fréquente beaucoup plus de personnes noires. Elle est d’ailleurs à ce moment-là beaucoup plus imprégnée de la culture africaine que moi. 

 

Mes plus gros soutiens sont donc ma mère et ma sœur. Très vite, cette dernière comprend que je vais la dépasser en athlétisme et elle est fière de ça. Je ne ressens aucune jalousie, elle m’encourage et me pousse à me dépasser. Elle me soutient dès le début jusqu’à aujourd’hui dans ma vie d’entrepreneure. 

 

Je performe donc à Évreux et j’intègre l’équipe de France pour la première fois en 2013 alors que je n’ai pas encore 15 ans. Je fais tout mon cursus scolaire et chaque année, j’ai la chance d’aller en équipe de France.

 

Mes années au lycée me permettent de prendre petit à petit confiance en moi et de m’apprécier à ma juste valeur. Grâce à mes performances sportives, je commence à avoir cette “renommée” au sein de mon environnement scolaire. Lorsque je reviens d’une compétition ou d’une sélection en équipe de France, je suis félicitée, aussi bien par le corps enseignant que par mes amis. C’est galvanisant d’être bien perçue et d’être boostée, cela m’a permis de prendre véritablement confiance en moi. L’année du BAC est dense, je me rappelle avoir chuté à l’entraînement sur les haies, chose qui ne m’arrive quasiment jamais. 

 

Évreux n’est pas une ville universitaire. Il faut donc que je parte et que je change de coach. Je demande conseil à la fédération pour savoir où aller, en leur spécifiant que je ne veux pas aller à Rouen, puisque je souhaite changer d’environnement. On me propose l’INSEP à Paris, Lyon et Bordeaux. Mon copain de l’époque vit à Annecy, et l’entretien avec le coach à Lyon se passe très bien. Je viens faire une visite du groupe à Lyon, rencontrer l’entraîneur. Je me sens bien et très vite, je décide de venir à Lyon pour intégrer un groupe de haut niveau. 

Mon séjour lyonnais

Pour un changement d’environnement, c’est radical. À Évreux, j’étais la seule athlète de haut niveau avec un coach dédié. À Lyon, je me retrouve au milieu d’athlètes performants et je ne connaissais pas encore cet environnement professionnel. À l’époque, Floria Gueï fait partie du groupe et ça me fait rêver. J’intègre un cursus STAPS en parallèle, même si je ne sais pas du tout ce que je veux faire de ma vie. J’aime bien les sciences, car je suis bonne à l’école et je m’en sors plutôt bien. À ce moment-là, je suis surtout stimulée par le sport, j’ai connu plusieurs fois l’équipe de France et la compétition est ce qui me fait vibrer. 

 

Mon intégration se passe plutôt bien. J’arrive au même moment que deux athlètes avec qui j’ai l’habitude d’évoluer en équipe de France, Fanny Peltier et Bertrand Stephan. On s’entend très bien et je suis ravi d’arriver dans un groupe avec des athlètes que je connais. Le coach nous prend sous son aile, je trouve rapidement un logement. La première année se passe sans accroc, je me sens plus performante à l’entraînement, j’apprends beaucoup de choses. 

 

L’issue est beaucoup plus difficile à digérer. Lors des championnats de France, je vis ma première non-sélection en équipe de France. Je le vis très mal, comme une déchirure. Tout me réussissait et je fais face à mon premier véritable échec. Je décide de partir de chez moi alors que je n’ai que 17 ans, je quitte tout et je me dédie à l’athlétisme et cela ne marche pas ? 

 

Je rentre tout l’été à l’Évreux et je ne veux pas repartir. Je ne suis pas heureuse, ce qui me rend heureuse, c’est l’athlétisme. Je me demande pourquoi je suis là-bas et je ne me sens pas à ma place. J’en parle longuement avec ma mère. Tout de suite, elle me ramène sur terre en me disant qu’il y a des choses beaucoup plus graves dans la vie que d’échouer et que ce n’est pas la fin de quoi que ce soit. Elle veut me faire réaliser que j’ai encore le temps. Je digère mon premier véritable échec et je repars en septembre à l’entraînement. 

 

Entre 18 et 22 ans, l’athlétisme prend une place importante dans ma vie, mais je suis consciente que j’ai d’autres choses auxquelles m’accrocher au quotidien. Les échecs sont durs, mais je suis loin de partir en dépression. Les investissements sont encore normaux, j’entends par là que je fais partie d’un club qui m’aiguille vers des compétitions et je ne gère pas totalement mon projet. Je prends ça avec une certaine légèreté, que le dénouement soit positif ou négatif. 

 

En revanche, à partir du moment où le discours est passé de :“ je veux faire les Jeux Olympiques” à “je vais faire les Jeux Olympiques”, je me mets une pression supplémentaire. Je mets en place des choses, je me restreins, je cadre mon avenir et que je veux mettre en place pour réussir. Dans ce contexte-là, les échecs sont beaucoup plus impactants et douloureux. 

Blessée mais pas à terre

Personnellement, je ne l’expérimente pas en perdant sur la piste, je le ressens lorsque je me blesse. Lorsque j’ai 21 ans, je vis une blessure très compliquée à digérer. Je sais que je suis dans mes meilleures années. Je mets tout en place et les choses s’accélèrent. Ma dernière année de compétition, je suis invaincue avant d’arriver aux championnats de France élite et je me troue durant la compétition. Je visais le podium et je finis par ne pas me qualifier pour la finale. En termes de performance, je sens que je vais malgré tout débloquer le chrono. Le coup d’arrêt est brutal. Je ne vis que pour ça et ma confiance en moi et mon estime de moi ne se base que sur ça. 

 

Il y a cette frustration de se dire “mon corps ne m’a pas laissé le temps d’exprimer ce que je vaux”. Dans le sport en général, c’est beaucoup de travail pour arriver à un moment clé où tu dois exprimer ta valeur, que tu estimes, que tu as perçu dans tes entraînements et ton ressenti. Une blessure, c’est le sentiment de ne pas avoir l’opportunité de vivre ce moment-clé. J’ai la chance de ne jamais m’être sentie seule face à ces choses-là, mais tu as peur de rater le train, de laisser la place à la concurrence et de ne plus être valorisée. L’estime de soi en prend un coup. Tu ne fais plus la même semaine d’entraînement, tu ne participes plus aux compétitions et tu n’as pas la reconnaissance à laquelle tu t’es habituée. 

 

Le sport est aussi un peu violent sur certains aspects. Le regard des gens peut rapidement changer. Il y a des personnes très présentes lorsque tu réussis, très élitiste. Par contre, lorsque tu réussis moins, ces mêmes personnes sont moins présentes et peuvent t’oublier. Cela fait partie des douleurs que tu vis lorsque je suis blessée. 

 

Dans ces moments, il ne faut pas perdre ces objectifs sur le long terme et il faut avoir la lucidité de se dire que ce n’est pas fini. Il y a certaines blessures graves qui peuvent mettre un terme à une carrière, mais si ce n’est pas le cas il faut être capable de se dire : “oui je rate ce train-là, mais ça ne veut pas dire que je ne vais pas atteindre mes objectifs”. Ce sont des moments difficiles, mais cela fait partie du jeu, on le sait tous. 

 

J’ai une fracture de fatigue au tibia. Le seul remède contre cela, c’est se reposer… Je reste blessée pendant quatre ans. La première année, je fais trois mois d’arrêt, je reprends et j’ai mal. La deuxième année, je fais six mois d’arrêt, je reprends, j’ai mal. Au bout de la troisième année, je décide de me faire opérer. C’est une opération qui a été réalisée une seule fois sur la Ballon d’Or norvégienne, Ada Hegerberg. On ne sait pas trop quel résultat espérer d’une telle opération, mais on se dit qu’il faut tenter. 

 

Après l’opération, je me rends rapidement compte que ça ne va toujours pas. Ce qu’il se passe à ce moment-là, c’est que je comprends que mon avenir avec l’athlétisme est un peu compromis. Je me fais accompagner d’une psychologue pour faire “le deuil” de ça. Inconsciemment, je transpose toute cette détermination sur mon projet, “Keyena”. 

 

J’avais déjà commencé à réfléchir à entreprendre plus tard dans ma vie. Je me rappelle ce cours d’entrepreneuriat à la fac qui débute en novembre. Je n’arrive plus à courir à partir de décembre et je me dis que tout ce temps qui se dégage peut me permettre d’avancer sur l’autre sujet en attendant. Lorsque je sens que la blessure m’empêche d’atteindre mes objectifs, je remets mes ambitions et cette volonté de me distinguer sur un autre projet. 

Entrepreneuriat, un monde d’homme

L’idée de Keyena me vient en Corse, un an plus tôt. Je suis avec des amis et nous échangeons sur cette galère que nous vivons tous avec nos pointes. On se demande tous : “comment cela se fait que rien n’existe à ce sujet”. Quelques mois après, lorsque le cours d’entrepreneuriat débute, je ne sais même pas ce que veut dire l’entrepreneuriat. Je me rappelle d’ailleurs d’un professeur au collège qui disait : “les deux plus beaux métiers du monde sont : ingénieur et entrepreneur”.  À ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce qu’étaient ces deux métiers. 

 

Je m’intéresse rapidement au cours, car je réalise qu’il s’agit de développer une idée, et que je me rappelle avoir eu l’idée quelques mois plus tôt. À ce moment-là, il ne s’agit que d’un cours. Je dois imaginer un business plan, un produit, comment le vendre, le promouvoir etc. Petit à petit, certains intervenants me demandent si ça n’existe pas déjà. Ils me conseillent de me renseigner. Je me tape vingt pages Google sur les protections pour les pointes. Je regarde ce qui existe dans le patinage artistique, car je pense tout de suite aux couvres lames que les patineurs utilisent. 

 

Je rends ce business plan et mes intervenants m’invitent à aller voir l’INPI si je souhaite continuer à travailler sur le sujet. Je m’y rends et je consulte un conseiller gratuit. Ce dernier regarde ce qui existe en matière de brevets, de modèles etc. Je m’aperçois qu’il existe des brevets sur des protections pour les chaussures à crampon, des chaussettes. Rien directement lié aux points d’athlétisme. Je comprends qu’il existe des choses similaires à ce que j’ai en tête, mais qui ne ressemble pas tout à fait à ce que j’imagine. Le conseiller m’explique que ces brevets ne sont pas trop dangereux, que certains sont en défaut de paiement et que d’autres vont expirer. Il me demande de dessiner ce que j’ai en tête. 

 

Je ne sais pas du tout dessiner, et je me fais accompagner d’une personne compétente qui me fait un premier croquis. Quelques mois après, mes professeurs à la fac me parlent des bureaux d’étude spécialisés en matériaux. Après quelques recherches Google, je contacte un bureau d’étude à Saint-Etienne. Je rencontre donc des ingénieurs pour leur présenter le projet.

 

Ce qui caractérise mon aventure entrepreneuriale, ce sont les rencontres. C’est cette capacité que j’ai à très bien m’entourer. Au début, je pense à mon avocate qui s’est impliquée beaucoup plus que ce qu’elle aurait dû. Aujourd’hui, il y a deux personnes hyper importantes pour le projet, deux consultants qui sont devenus des amis. Je pense à mes compatbles qui m’ont accompagné voir des banques. Cette aventure est marquée par des gens qui sont allés au-delà de leur mission, et j’ai eu la chance de vivre beaucoup de générosité.

 

Il y a aussi des choses beaucoup plus difficiles à gérer, comme ne pas admettre ou savoir que l’on a besoin d’aide. Je m’en sors plutôt bien, je ne suis pas du genre à m’inventer une vie, si je ne sais pas, je préfère confier à des personnes qui peuvent m’aider. Ce qui est plus difficile pour moi, c’est que cette capacité à demander de l’aide et à m’appuyer sur des gens m’a fait découvrir les relations de pouvoir. J’ai parfois du mal à gérer ces choses-là.

 

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J’ai vécu quelques déceptions avec des personnes qui décident de m’aider, avec lesquels on cadre l’accompagnement ou la relation professionnelle. Il se trouve que je n’ai finalement pas le droit de demander un certain niveau de qualité, soit on me demande d’être plus reconnaissante alors que je suis consciente d’avoir de la chance et j’essaie de rendre l’appareil. J’ai encore du mal aujourd’hui avec cela.

 

Mon passé d’athlète est une force selon moi, notamment parce que les personnes s’attachent aujourd’hui beaucoup plus aux valeurs des personnes qu’à leur compétence. Les gens perçoivent rapidement chez nous la persévérance et la détermination que l’on retrouve dans le sport de haut-niveau. 

 

Les autres difficultés auxquelles je dois faire face sont souvent liées à ma condition de jeune femme. C’est parfois difficile à vivre, car cela peut être un obstacle. Je me suis déjà retrouvée dans des salons ou des réunions durant lesquels on ne me prend pas au sérieux. Je dois “montrer les pecs”, démontrer mon savoir pour qu’on m’écoute et que l’on me prenne au sérieux. Cela demande beaucoup d’énergie, cela fait douter. Je me demande comment je dois m’habiller. Je suis jeune, mais je me dois d’avoir une prestance. 

 

Le fait d’être une femme peut aussi encore être un problème aujourd’hui. Dans le domaine du sport, je trouve que nous sommes plutôt épargnés. En revanche, le milieu de l’industrie plastique est composé à près de 95 % d’hommes et cela se ressent. Je vais donner un exemple concret. Il y a quelques mois, je prospecte une nouvelle usine et je décide d’emmener mon nouvel alternant commercial pour qu’il découvre à quoi ressemble une usine et qu’il voit comment nos produits sont fabriqués, étant donné qu’il sera chargé de les vendre. Il est plus jeune que moi. Lors de cette réunion, nous sommes cinq autour de la table et le décisionnaire de l’usine est en face de moi. Lorsque ce dernier n’a pas les yeux sur son rétroprojecteur, il s’adresse à mon alternant, qui n’est pas du tout positionné en face de lui. 

 

Je le vis très mal et j’ai le courage de lui dire : “excusez-moi, mais c’est moi qui suis votre client potentiel”. C’est un épisode que je n’ai pas du tout apprécié, il a fallu trouver un ton suffisamment impactant et poli alors que je suis submergée par l’émotion. Si j’avais eu un associé homme, avec les mêmes compétences, pourquoi pas, il a choisi. Là, on parle de quelqu’un qui est présenté comme quelqu’un qui n’a pas encore les compétences et qui est là pour écouter. 

 

Dès le mois de juillet 2022, j’ai l’opportunité de me faire accompagner pour gérer ce genre de situation. J’ai une coach, Elisabeth LEVAXELAIRE du cabinet Iletan. Je la remercie énormément, car elle m’a beaucoup apporté en l’espace d’un an. Durant les rendez-vous, on parle de ces moments, on anticipe aussi certains meetings qui peuvent être angoissants et sujets à ce genre de comportement. 

 

Je me suis rapidement fixée comme objectif de m’affirmer dans ma position de dirigeante, aussi bien en interne avec mes équipes qu’en externe dans ce milieu d’hommes. C’est quelque chose que je vis de mieux en mieux. Mes émotions sont encore présentes, mais elles me permettent d’agir correctement. 

 

Quand on est dirigeante, il faut redoubler d’efforts pour être légitime. On a aussi moins le droit à l’erreur, notamment en tant que femme dans un milieu d’homme. En ce moment, je suis en train de faire une levée de fonds et je sens que j’ai moins le droit à l’erreur dans mes pitchs auprès des investisseurs, car cela peut très rapidement être ramené au fait que je suis une femme, donc plus émotive et plus faible. Ce sont des clichés que les gens n’ont pas besoin de penser profondément pour qu’ils refassent surfaces. 

 

Quand je repense à mes années d’athlétisme, je n’étais pas préparée à ça. L’athlé est un sport très égalitaire. Il semble qu’en termes de licenciés, c’est quasiment du 50-50. On est très rapidement mélangés dans les groupes d’entraînements. J’ai aussi toujours été coaché par des hommes. Je n’ai pas eu besoin de prouver plus de choses à cause de ma condition de femme. En revanche, avec la fédération, c’était un peu différent. Dès que c’est un peu plus institutionnel, professionnel, ce rapport peut se ressentir. 

La création de Keyena

Pour revenir à mon projet, je dépose les statuts en janvier 2020 sans pour autant communiquer sur l’entreprise. Lorsque je commence à travailler avec les ingénieurs en février 2019, on fait une étude de faisabilité technique et financière. C’est un moyen de savoir si cela vaut le coup de se lancer dans la création d’un produit et si c’est techniquement faisable. En août 2019, le bureau d’étude me contacte pour me dire qu’ils ont trouvé quelque chose de faisable techniquement et financièrement.

 

Il faut donc que je trouve des financements pour le concevoir. Entre septembre et décembre, je contracte un prêt étudiant et je concerte les comptables pour déposer les statuts. C’est à ce moment-là que je réalise que je me lance réellement dans une aventure entrepreneuriale et que je saute dans le grand bain. 

 

Très peu de gens sont au courant du projet autour de moi. Je contacte ma mère, car j’ai besoin d’une caution pour mon prêt étudiant. Je lui parle de ce projet et je lui explique que j’ai besoin d’emprunter 20 000 euros, bien que je ne sache pas où tout ça va me mener. Elle m’aide et m’encourage tout de suite en me disant que je n’aurai pas de regret et que 20 000 euros peuvent se rembourser même en cas d’échec. Ma sœur aussi m’aide beaucoup, elle m’aiguille vers le statut étudiant-entrepreneur, elle me parle de “Pépite”, des incubateurs et elles se documentent beaucoup. 

 

Pendant un an et demi, le projet est dans la phase de conception du produit. J’ai quelques rendez-vous avec les ingénieurs, je suis le projet, je recherche des financements, mais cela ne me prend pas tant de temps que ça. Je poursuis encore mes études en Master simultanément. 

 

Durant cette période, je commence à en parler à mes meilleures amies, notamment Laura et Nawal. C’est avec elle que j’ai échangé la première fois sur le sujet en Corse. J’en parle à des amis athlètes pour savoir ce qu’ils pensent de l’idée et ils me confortent et approuvent le concept. 

 

On projette de lancer officiellement la marque en janvier 2021 et je me dis rapidement que je vais avoir besoin d’ambassadeur pour mettre en avant le produit. À l’époque, Laura Valette est une athlète au top de sa forme, qui communique bien, en contrat avec Puma… et c’est surtout l’une de mes meilleures amies. Je lui propose de devenir ambassadrice et je lui dis de ne pas hésiter à m’orienter vers d’autres athlètes auxquels elle pense et qui serait susceptible d’être intéressée. Elle me propose Pascal Martinot-Lagarde que je connaissais un peu et me parle aussi de Valentin Lavillenie. Je les appelle et je leur propose le projet et les deux me disent :”Go”. 

 

Je me rappelle parler des modalités à Pascal que je considère alors comme un grand athlète. Il me répond qu’un kebab frites et coca suffit largement pour conclure le deal. Cela m’a marquée. Cela aurait pu être que des paroles en l’air, mais c’était surtout la preuve qu’ils croient en mon produit. 

 

En février 2021, la marque est lancée. Les athlètes partagent la vidéo de lancement qu’on a tourné et proposent des codes promos. Mes amis partagent aussi et l’effet boule de neige se produit. J’ai eu le sentiment que Keyena était bien accueilli par la communauté. 

Le lancement du produit

Lorsque j’imagine le concept, j’ai le produit en tête, mais je n’ai pas de vision sur le long terme. Petit à petit, grâce à notre visibilité, des opportunités pointent le bout de leur nez. Notamment auprès des pratiquants d’autres sports qui expriment les mêmes problématiques que celles que nous avons décelées dans l’athlétisme. 

 

Je me suis alors rapidement dit qu’il y avait peut-être d’autres besoins ailleurs. On a su le faire avec l’athlétisme, pourquoi ne pas le faire avec d’autres disciplines ? Pour être transparent, l’athlé est un marché de niche et j’y ai investi beaucoup financièrement. Il va falloir un certain temps pour être rentable. Je vois ces opportunités comme de véritables leviers de croissance et de pérennisation de l’entreprise. 

 

On est en train de développer un produit pour les cyclistes sur route. C’est un marché énorme dans lequel il y a un véritable besoin. Cela me fait plaisir d’avoir le sentiment d’aider un grand nombre de pratiquants dans leur discipline. On pense aussi à d’autres sports et on ne s’interdit rien. 

 

La cible de Keyena n’est pas exclusivement les athlètes de haut-niveau. Il s’adresse à tous les pratiquants. Aujourd’hui, nous vendons principalement à des athlètes amateurs qui sont impliqués dans l’athlétisme. Dans le cyclisme, c’est la même philosophie, on veut cibler les pratiquants libres, les cyclotouristes, les cyclosportifs. On veut pénétrer le marché par le haut de la pyramide, par les élites, parce qu’ils ont cette visibilité dans un monde où les réseaux sociaux sont primordiaux, mais ce n’est pas notre cible. 

 

Si j’avais un message à délivrer à toutes les jeunes sportives qui lisent ce témoignage, c’est que nous sommes capables de tout. Même si dans le sport, physiologiquement, nous avons des capacités moindres par rapport aux hommes, cela ne nous empêche pas d’accomplir de grandes choses dans notre discipline. Je leur dirai aussi qu’en dehors du sport, il n’y a aucune limite pour une femme, aussi bien d’un point de vue intellectuel, de ressources, de force de persuasion. Nous avons la capacité de faire les choses. Je pense à une phrase d’une actrice, il me semble que c’est Meryl Streep : “quand on veut que les choses soient dites, demandez à un homme. Quand on veut que les choses soient faites, demandez à une femme”. Nous, les femmes, nous avons cette capacité à gérer beaucoup de choses simultanément et c’est une qualité indispensable pour un entrepreneur.

 

Avec le recul, ma plus grande fierté aujourd’hui c’est de m’être trouvée. C’est de savoir ce dont je suis capable, d’avoir perçu la force que j’avais et d’avoir accepté aussi mes failles. Et même si ce projet devait disparaître pour quelconque raison, j’ai énormément appris et je sais de quoi je suis capable. C’est un sentiment puissant, cela me rappelle quand j’ai perdu l’athlétisme. J’ai tout remis en question et je ne savais plus qui j’étais. Aujourd’hui, je sais qui je suis et de quoi je suis capable.

 

CORALIE GASSAMA