Kadiatou Tapily «Je serai toujours là où on ne m’attend pas.»

J’ai le sentiment de ne pas vraiment profiter de ma jeunesse. Je suis comme une adulte-enfant.

Je m’appelle Kadiatou Tapily. Je grandis avec mes deux parents, puis très rapidement avec ma mère uniquement. Je suis la deuxième d’une sororité de cinq sœurs. Ma grande sœur est autiste. C’est important pour moi de le préciser car pendant longtemps, j’ai eu honte d’en parler. Et en même temps, ça me responsabilise naturellement très jeune, car je suis le bras droit de ma mère.

Je vis dans un quartier de Strasbourg assez populaire, avec l’idée de devoir montrer l’exemple et de ne pas décevoir ma mère. C’est mon leitmotiv.

Ma mère m’a eue très jeune, à l’âge de 24 ans. Je la vois se séparer de mon père et commencer à travailler. Avant le départ de mon père, elle ne travaille pas car il faut s’occuper des enfants. Je la vois au four et au moulin pour nous donner la meilleure enfance possible.

Elle nous dit toujours qu’il est important de travailler car ça va être dur pour nous. J’ai le sentiment qu’on ne la traite pas toujours bien dans son boulot, mais elle nous préserve de cela. Et de mon côté, je ne veux pas être un poids pour elle.

FORTE, COMME MA MÈRE

J’ai deux ans lorsque mon père s’en va. Mais je garde le souvenir de ses passages le week-end. Il m’emmène à la frontière allemande pour manger des glaces, aller au manège… Ensuite, ma mère refait sa vie, et là, il devient moins présent.

Plus tard, on se croise dans le quartier car il déménage dans un foyer africain proche de chez ma mère. Puis vers mes douze ans, il emménage dans le même quartier que nous. Je le vois plus souvent mais nos relations se compliquent car je ne comprends pas réellement la distance qu’il prend, malgré le fait que ma mère refasse sa vie.

Je ne ressens pas trop de manque le concernant, car c’est ma mère que je vois au quotidien. En réalité, j’ai la volonté de ressembler à ma maman, être aussi forte qu’elle.

Petite, mon père regarde très souvent l’émission “Des chiffres et des lettres” car il a ses après-midis de libre et reste donc beaucoup devant la télé. Je suis avec lui.

La légende qui tourne autour de moi, en toute humilité, c’est que j’apprends à lire très petite. Je sais lire depuis l’âge de trois ans à peu près.

Je rentre à l’école maternelle plus tôt aussi. Lorsque je vois les autres enfants pleurer, je ne comprends pas et demande à ma mère pourquoi ils pleurent, car j’estime que nous sommes grands. Pas de réelles raisons de dramatiser selon moi. Je ne veux pas faire de sieste car je me dis qu’il faut utiliser ce temps pour travailler.

Aujourd’hui, lorsque j’en parle à ma psy, je me dis que ça relève du “mensonge” tellement cela parait irréel.

UNE ENFANT ADULTE

J’ai le sentiment de ne pas vraiment profiter de ma jeunesse. Je suis comme une adulte-enfant. C’est pour cela que j’explose tardivement en faisant un burn out à 28 ans. Je pense que c’est aussi pour ça que je n’ai pas encore d’enfant aujourd’hui, par exemple.

Je prends la casquette d’aînée très rapidement. Je m’occupe de ma grande sœur car j’ai peur pour elle. Je veux être très proche d’elle pour la protéger. Un événement reste très marquant pour moi. Alors que je n’ai que 4 ans, elle 6, ma sœur prend le bus seule à Strasbourg. J’ai le sentiment d’avoir failli dans ma mission car on la perd. Je suis terrifiée à ce moment-là.

Je garde le souvenir de constamment rester avec ma grande sœur au lieu de jouer avec les autres enfants lorsque l’on fait des sorties, car j’ai cette peur… qu’elle parte, qu’elle aille dans l’eau. Même si moi-même je ne sais pas nager. Je suis son parent.

Mes sœurs me perçoivent comme un monstre. Je n’ai pas de mal à le dire aujourd’hui. Je suis aussi autoritaire avec elles que ma mère l’est avec nous. Inconsciemment, j’essaie de reproduire ce qu’elle fait. Mais pas toujours de la bonne façon. Par exemple, mes rapports avec Amina, ma sœur avec qui j’ai six ans d’écart sont très compliqués car je suis considéré comme son père. Je fais office de bras droit de ma mère.

A la maison, je grandis dans un environnement très féminin, mais dans le quartier je reste davantage avec des garçons de mon âge ou même plus grands. En primaire, je suis dans l’école du quartier. C’est drôle car il y a deux écoles. Tous mes voisins sont dans l’autre, donc je ne les vois pas en cours de récréation ou en classe. C’est la différence que j’ai.

Bien évidemment, je suis une première de classe. Comme j’apprends à lire très jeune, ma mère et mes professeurs se demandent si je dois sauter une classe. Mais c’est compliqué avec ma grande sœur.

Il faut savoir que je sais poser une division dès le CP. Ma mère nous achète des encyclopédies type Bordas, l’Univers. Pendant les vacances, il faut absolument que je fasse des exercices, que je regarde des vidéos, etc., au moins les matins, voire toute la journée jusqu’à 16h.

C’est très, très, intensif. Des cours intensifs en été et à chaque vacances scolaires. Sachant que je m’ennuie tellement pendant les vacances scolaires que je pleure parce qu’il n’y a pas assez de choses à faire. Me reposer, ce n’est pas possible.

LE SPORT COMME EXUTOIRE

Je commence à faire du sport dès le CP. D’abord du hand au sein de l’école. En revanche, tout ce qui touche à la course, je suis une catastrophe. En CE1, je fais du judo. Et après, je suis beaucoup les sports que l’on pratique à l’école. Essentiellement du hand et du volley. En hand, je me rends vite compte que je suis forte et que je suis la meilleure de mon équipe.

Je suis beaucoup plus Team sport collectif que celle du sport individuel. Le judo, je ne suis pas mauvaise, mais j’ai davantage de qualités athlétiques que celles de judoka. Je lâche donc le judo, une fois arrivée au collège.

Je fais une saison de tennis où je suis horrible. Ce n’est pas du tout mon truc. En fait, les sports individuels, tout court, ce n’est pas vraiment mon truc. J’ai l’impression de ne pas avoir mes sœurs. Enfin, de ne pas être dans une collectivité. Il faut savoir que je grandis dans un 36 mètres carrés. On est deux par chambre, lits superposés. Ma mère dort par terre. Voilà le schéma dans lequel je grandis.

 

L’AMOUR DU BASKET

Je commence le basket à onze ans pour une raison très bête. Je veux sortir avec un mec de ma classe et je sais qu’il fait du basket. Je me dis: “bah, je vais le suivre”. Je trouve dans le basket, une certaine confiance.

La coach Sonia, que j’ai à l’époque, me donne confiance. Je trouve tout de suite des copines. C’est la première fois où je me sens aussi proche de filles. Je sais que ça va être challengeant car je ne suis pas la plus forte. Mais j’ai des copines qui sont tout de suite très sympathiques et avec lesquelles je rigole tout le temps. Ce sont encore des amis aujourd’hui. C’est ce qui est beau.

Je me sens directement dans mon élément. Et du coup, je lâche tous les autres sports. Mais globalement, je commence le sport très jeune et c’est tout de suite un exutoire pour moi.

Pourtant, au début, je n’ai aucune prédisposition au basket. J’y vais de mon plein gré, mais je ne suis pas très grande. J’ai des qualités athlétiques, mais ce n’est pas ça qui me dirige vers ce sport. Je n’ai pas de shoots à ce moment-là (ni aujourd’hui d’ailleurs).

Je gagne au basket parce que j’ai un objectif en tête. Je me rends compte assez rapidement et je pense que les coachs aussi, que je suis utile à l’équipe. J’ai une voix, au-delà des qualités sportives, des qualités athlétiques. J’ai un leadership naturel et un esprit de fédération.

SE CONSTRUIRE DANS MON ENVIRONNEMENT

Au collège je suis dans le privé, mais avec pas mal de personnes de mon quartier, donc je me sens dans mon élément.

Par contre au lycée, ça devient très violent parce qu’il y très peu de gens qui font du basket ou du sport de manière générale. Je sens vraiment la différence sociale à ce moment-là. Je ne me sens plus du tout dans mon élément, au point de mentir.

Au point de mentir sur la profession de mes parents. Au point de mentir sur le lieu dans lequel je vis. Je n’ose pas dire que je vis dans un HLM. Je n’ose pas dire que ma grande sœur est autiste, que ma mère est femme de ménage, mon père ouvrier. J’en ai une honte totale. Et mon seul exutoire, c’est le basket. Et heureusement qu’il y a le basket.

Je dois aussi préciser que mes notes commencent à baisser à partir de la quatrième-troisième.

J’ai des difficultés en maths mais le basket aide beaucoup parce que les coach nous obligent à travailler, avoir des bonnes notes. Autrement, on ne joue pas le week-end. Je commence même à travailler depuis le gymnase de basket.

Malgré tout, je me sens très seul au monde au lycée et je perds totalement pied. Quand j’y repense, avec du recul, même au basket, je perds pied. On est en U18, donc les trois années cadettes juste avant la majorité. Tu arrives en première année, tu as quinze ans et tu es avec des filles qui ont 18 ans. Ce sont de vraies femmes, qui vont passer le baccalauréat.

Mon leadership, mon côté meneuse d’équipe, disparaissent. Il y a aussi une fille qui m’en fait énormément baver. Elle me fait comprendre qu’elle est la star de l’équipe et que je ne pourrais pas lui piquer sa place. Elle m’a totalement fait perdre confiance à cette époque là.

Encore aujourd’hui, j’en ai des séquelles. En dessous du panier, je suis toute seule, je pense que je le rate encore.

Je n’ai personne à qui en parler. Et je redouble ma seconde, notamment parce que je n’ai plus du tout confiance et que je ne parle à personne. Non seulement à l’école, au lycée, mais aussi au basket.

UNE ADOLESCENCE MARQUÉE PAR UN MANQUE DE CONFIANCE

Je n’arrête pas le basket, mais ma perte de confiance se matérialise par beaucoup d’agressivité, énormément d’agressivité même. Énormément de compétition vis-à-vis des autres. Un comportement très hautain aussi. Un peu comme les méchants dans les séries américaines qui mettent plus bas que terre les autres personnes pour avoir de la confiance. Ça se matérialise aussi par un redoublement et le fait de ne plus traîner avec des filles mais de nouveau uniquement avec des garçons.

Aller sur les playground parce que je me sens dans mon élément, seul endroit où l’on me considère. En fait, je me mets à penser que si je baisse la garde ou que je montre un peu plus une vulnérabilité ou une sensibilité, on ne va pas me croire parce que je suis trop grande gueule. Et chez les mecs je ne retrouve pas ça. Ils sont super sympas avec moi parce que je suis la seule fille avec eux sur les terrains, donc ils me perçoivent comme leur petite sœur.

Je pense qu’à une certaine période, je deviens entièrement une bully. Il vaut mieux m’avoir de son côté qu’être de l’autre côté. Dans mon dos, on dit que je suis hautaine, que je mens, car à la fin, ça finit par se savoir.

Les mensonges sur ma vie sont découverts par d’autres bully car je ne suis pas la seule, évidemment. Ils découvrent que je suis boursière aussi. On ne se moque pas de moi en face, mais par derrière, oui. J’ai eu pas mal de retours par rapport à ça.

LA CONSTRUCTION D’UNE CARAPACE

A ce moment-là, je ne réalise pas que c’est une carapace que je me forge. Je n’y pense pas parce que je n’ai qu’une ligne de conduite précise. Je dois travailler, réussir, travailler, réussir. Je ne prends même pas le temps de me poser.

Je pleure très rarement parce que ma mère nous dit qu’il ne faut pas pleurer, que nous devons nous battre dans la vie. Et moi, j’intègre cela comme si je n’avais pas le droit de pleurer. Mais c’est différent. C’est vrai que dans l’intimité, je ne laisse pas de place à la vulnérabilité.

A l’adolescence on se construit. Et pour revenir sur ce garçon pour lequel je m’inscris au basket. Il sort avec une fille de mon équipe au final, donc c’est déjà une première trahison énorme pour moi.

Je me sens tellement mal et c’est au collège pourtant. A la fin du collège, j’essaye aussi d’explorer d’autres expériences et assez rapidement j’entends la fameuse phrase “tu es super sympa mais tu es noire”.

Et là je commence à penser que je ne vais plaire à personne. Il faut donc que je me trouve d’autres qualités, sans m’assumer comme je suis. Je me considère comme “la moche”, et par conséquent, je suis souvent le pote… le pote moche.

A partir de là, je fais une croix sur les amourettes, je crois. Ce n’est même plus un sujet pour moi. J’ai trop peur de ne pas plaire. J’ai trop peur du rejet. C’est donc quelque chose que je mets de côté. Et même si les émotions, les sentiments prennent le dessus, je pense que je me focalise encore plus sur le sport.

LA PROBLÉMATIQUE IDENTITAIRE

Je ne conscientise pas le fait que ça soit du racisme étant plus jeune. Mais très rapidement, dès l’école maternelle, dans mon quartier nous sommes les seuls noirs. Il y a beaucoup plus d’arabes que de noirs. Les noirs arrivent beaucoup plus tard. Lorsque j’ai douze, treize ans. Et en plus je ne les vois pas trop parce que je suis dans le privé.

Dès la primaire ou la fin de maternelle même, on me dit “mais pourquoi il n’y a que tes mains qui sont blanches”. Des choses de ce genre. Et je vois qu’en fait, je ne colle pas à l’image des gens qui sont avec moi et donc je me sens très rapidement inférieur. C’est pour ça que je développe des extras, dans le sens où il faut que je fasse en sorte de “montrer que”… je pense que c’est inconscient à l’époque.

C’est surtout au collège où je suis la seule noire jusqu’en troisième. Un autre fille noire arrive, mais totalement différente parce que son père est diplomate. Elle est issue d’une famille très aisée et tout à fait en confiance. Par conséquent, je la vois davantage comme une ennemie plutôt qu’une soeur de couleur.

Et cette rivalité vient de moi essentiellement. De plus, elle fait des efforts pour venir vers moi. Je me sens limite agressée dans le sens où je ne suis plus unique dans mon entièreté. J’ai le sentiment qu’elle me fait de l’ombre.

En parallèle, j’ai l’impression de porter tout un combat en montrant que les femmes noires peuvent y arriver malgré leur mocheté. C’est un peu l’idée que j’ai en tête. Et elle se concrétise au lycée, dans le sens où ma meilleure amie de l’époque, c’est la fille populaire dont tous les garçons veulent le numéro. On passe même par moi pour l’obtenir.

J’ai l’impression qu’on se trouve dans le film la Belle et la bête, et que je suis la bête.

A l’époque, c’est aussi le début des skyblog. Je commence à faire des photos. Et je reçois énormément de commentaires de haters. “Tu es trop moche”, “tu es noire”, “tu as des grosses lèvres, on dirait des babines”,”Tu as vu ton nez”. C’est vraiment horrible.

Il n’y a personne sur qui je peux vraiment m’appuyer et j’intériorise tellement tout, que je me construit une carapace de personne indestructible. Je pense donc que les personnes autour de moi ne perçoivent même pas que je ne suis pas bien. Pas du tout même. Je ne fais pas du tout transparaître la moindre chose et encore moins à ma mère.

UN REJET DES ORIGINES

A cette époque là, non seulement je ne recherche pas de lien avec mes origines, mais jusqu’à mes 26 ans, je rejette complètement ce lien. Je le rejette de manière assez forte pendant mon adolescence, au point où je ne vais au Mali que deux fois, la première, enfant.

La deuxième fois, je ne me sens pas tellement dans mon élément et j’ai une attitude méprisante, je fais un peu la parisienne alors que je ne viens pas du tout de Paris. J’ai un peu ce complexe de supériorité. Je ressens le besoin d’avoir internet, mon téléphone, car je ne peux pas prendre de photos pour mon blog. J’en viens même à écourter mon séjour parce que je veux revenir en Europe.

Je n’ai donc aucun lien identitaire avec le Mali. Je ne parle ni le bambara, ni le peul ou le dogon. L’excuse que je me trouve plus jeune, c’est que ma grande sœur ne parle pas et que ma mère souhaite privilégier une seule langue. C’est une excuse qui tient au début des années 2000 parce qu’il n’y a pas tellement de ressources sur internet. Maintenant, ça ne passe plus du tout. Donc oui, lors de mon adolescence, j’ai eu un rejet identitaire très fort et en plus je fais tout pour devenir européenne, finalement.

En fait, je sens la limite lorsque la question de s’éclaircir la peau survient. Et là, je me dis: “non, il ne faut pas abuser”. Mais à mes 18 ans, j’ai effectivement réfléchi à la chirurgie esthétique, au fait de réduire mon nez, mes lèvres, etc.

RETROUVER MON ÉQUILIBRE

Pour revenir au sport, si l’on parle de basket, les années lycée sont mes meilleures années, en termes de performance. J’ai des copines qui partent en sport études en troisième. Mais

avec ma mère, ce n’est même pas un sujet. Je sais que pour moi, c’est mort. Tu seras avocate ou médecin parce que tu as des bonnes notes. Voilà le discours. Il faut que je travaille, que je fasse de longues études donc j’ai tout de suite enlevé ça de ma tête.

Et pourtant ce sont les années où je suis à mon meilleur niveau de basket. Je suis surclassée en senior. J’ai un profil assez complet. Je me balade sur le terrain au point où je discute avec d’autres coachs pour partir. Mais pour ma mère, c’est hors de question. Et donc le niveau professionnel, je le sors très vite de ma tête pour ne pas trop pleurer par la suite.

En juin 2008, je passe mon bac et je me demande ce que je vais faire. Je m’inscris en droit parce que j’aime beaucoup l’histoire. Je me dis qu’on est à Strasbourg, donc je vais peut-être faire l’ENA pour finir soit préfet, soit ministre. Il y a ce côté ambition qui est quand même très fort et très présent. Et là, je lâche le basket parce que je me dis qu’il faut que je me concentre sur mes études.

A partir de là, ça devient terrible. je n’ai plus de repères, je ne fais que travailler, travailler, travailler, non stop. Au point où j’arrête de m’alimenter à midi parce que je me dis que je n’ai pas le temps de manger. J’ai trop de choses à réviser. Je perds énormément de poids, je suis à 44 kilos en troisième année pour 1m72, ce n’est pas beaucoup.

Je reprends le basket en master 1. Et là je me dis que j’ai tout perdu et que ça va être horrible. Je ne vais jamais retrouver mes capacités, les fondamentaux. J’ai tout perdu. C’est très frustrant. Mais je retrouve au moins mon équilibre.

LE SENS DU TRAVAIL

Malgré toutes les épreuves, je ne perds jamais le sens du travail. C’est un leitmotiv en fait, je n’ai pas le choix. Je reprends le basket parce que j’ai conscience que ça va mieux. J’ai un début de fac assez compliqué. J’ai mes années, du premier coup. Mais je suis toujours à cheval sur deux semestres.

En troisième année, ça va mieux mais en même temps, je travaille comme une malade.

En quatrième année, je reprends le basket quand je vois qu’on arrive à la fin du master 1. En réalité, je reprends quasiment en fin de saison car je vois un peu le bout du tunnel, c’est pour ça que je reprends le basket.

Si, j'ai très peur. Et aujourd'hui je le dis, mon objectif, c’est aussi de rester telle que je suis, de ne plus mentir. Comme j’ai pu faire, quand j'étais plus jeune.

LA VIE PARISIENNE

J’arrive par la Gare de l’Est, donc au niveau du boulevard de Strasbourg, non loin de Strasbourg-Saint-Denis, avec le 18e un peu plus haut. J’arrive par là, et en fait je me sens tout de suite dans mon élément. Je ne me sens plus seule.

Justement, il y a ce moment très frappant dans ma vie, lorsque je prends le 65, un bus qui n’existe plus, en provenance de Porte La Chapelle. Et là je monte dedans pour faire une visite d’appartement dans le 11e. Je vois un seul blanc et que des noirs. Et là, en fait, je me mets à pleurer en me demandant mais qu’est-ce qu’il se passe.

Je ne pleure pas de sanglots, mais émotionnellement, je suis très touchée par la scène et je me suis dit : “C’est la ville dans laquelle je veux habiter, dans laquelle je veux vivre” .

A Paris, ça va vite, ça me correspond vraiment parce que je suis quelqu’un d’hyperactif. Je fais plein de choses. Et je vois des semblables.

Je vois de belles personnes noires avec de beaux tissus qui n’ont pas honte de ce qu’elles sont en termes de personnes, donc elles mettent des couleurs. Moi je mets beaucoup de noir parce que je veux plutôt que l’on me voit par la voix.

Après, c’est très compliqué pour trouver un appartement par exemple. En fait, c’est vraiment là que j’expérimente le racisme systémique, plutôt qu’à Strasbourg. Je mets neuf mois à trouver un appartement quand même. J’entends des immondices du genre “mon appartement est meublé et comme les noirs sont sauvages, je n’ai pas envie d’avoir du mobilier cassé”. Je vois aussi que d’un point de vue patrimoine, on ne veut pas de moi parce que mes parents sont pauvres donc il n’y pas assez pour payer la caution.

Sur ces aspects, je ne me sens pas dans mon élément, mais pour d’autres, notamment en termes de modèle, en termes d’inspiration, je me sens davantage dans mon élément.

DEVENIR AVOCATE

A la fac, l’intégration se fait beaucoup plus simplement parce qu’on sort du côté privé, il y a la passerelle démocratique. Il y a du tout venant. C’est vrai que moi, je reste avec des personnes assez riches car je souhaite être riche. Je suis encore dans cet état d’esprit, où il faut que je sois la meilleure et je veux limite être aussi bourgeoise que les personnes qui étaient au lycée avec moi.

Je m’oriente de manière assez classique vers le droit des affaires. C’est pour moi, le plus rémunérateur mais aussi le plus gratifiant. Et j’ai comme modèle le couple Obama. Barack Obama devient président en 2008, il est avocat de profession. Il a fait de grandes facs et il est assez riche. Michelle Obama, c’est pareil.

Et à l’époque, il a plusieurs séries américaines, du style Suits dans laquelle la General Partner est noire. Ou encore, Scandale avec Kerry Washington, et la série How to Get Away with a Murder avec Viola Davis. Même si c’est souvent du pénal, ce sont des femmes noires, très inspirantes pour moi. Et donc je me dis, le droit des affaires, c’est très bien pour ces raisons. Certes, il y a de l’humain, mais ce n’est pas aussi sensible que le droit de la famille et que le droit pénal.

C’est comme ça que je m’oriente vers le droit des affaires dès la troisième année. J’ai un Master 1 en droit des affaires et un Master 2 en droit des affaires et fiscalité. C’est comme ça que je me retrouve à Paris pour passer le Barreau dans une filière affaires. Ainsi, lors de la prépa, je m’entoure de personnes issus de la haute bourgeoisie parisienne. Je me sens bien parce que je me dis que j’ai déjà un Master 2 et que je vois enfin un peu plus le bout du tunnel.

Je reprends le basket quand je rentre à l’école d’avocat où désormais je vois de plus en plus de noirs de nouveau. Je commence à me révéler en termes d’identité. Je porte tout simplement de moins en moins de tresses, de tissages. Je porte plutôt des coupes plus naturelles, crépue 4c, comme on dit. Et je commence à mettre de la couleur. Je ne découvre pas le wax tout de suite, mais de plus en plus de couleurs, qui me vont bien et que je trouve sympathique.

Les femmes noires avec lesquelles je suis, sont vraiment sympas. C’est à ce moment là, que je découvre réellement la sororité, à l’Ecole d’avocat.

LES LIENS FAMILIAUX

Je prends beaucoup de distance avec ma famille à ce moment-là, parce que je suis loin géographiquement. Et puis je sens qu’avec mes sœurs les relations se tendent. Mes deux sœurs qui me suivent Aissa et Amina considèrent que je prends un peu le melon de la Parisienne.

Les relations sont donc moins fortes qu’avant, je n’ai plus autant ce rôle de deuxième mère.

Quant à mon père, il revient un peu en force quand je prête serment… Je l’invite à la prestation de serment et là, il y a une fierté ultime de sa part. Un peu trop même, vu qu’il donne mon numéro de téléphone à pas mal de personnes pour lesquelles il pense qu’ils ont besoin d’un avocat.

BURN OUT

Au début, j’ai du mal à me situer parce que je me retrouve dans un cabinet américain et donc on me considère un peu comme la Michelle Obama, etc. De manière identitaire, je recommence à faire des tissages, à mettre des tailleurs gris.

Je fais un burn out tout simplement. On commence à me dire que je ne suis pas faite pour être avocate, que je n’ai pas les codes. Un vendredi, pour le casual friday, je m’habille en wax, car je découvre la marque Château-Rouge peu de temps avant. Quand je mets mon haut avec un motif très clair, on me demande si c’est le carnaval. Là, s’en est trop. Personne n’a le droit de me parler comme ça.

Et d’un autre côté, ma consœur qui est aussi ma responsable me dit: “vous êtes la personne la plus stylée du cabinet, il faut que vous continuez. Il y en a marre qu’on nous prenne pour des peintres, nous les noirs et les arabes.” Et là je me dis qu’elle a totalement raison.

Lorsque je fais mon burn out, je fais une psychanalyse derrière. C’est là que je commence à faire un travail sur mon enfance.

C’est la petite Kadiatou qui rencontre à l’époque la Kadiatou de 30 ans. Et c’est comme ça que je renaîs à l’âge de 29-30 ans.

En 2016, juste avant que je prête serment, je change d’équipe parce que mon boss ne peut pas me garder après le stage final parce qu’il est trop âgé. Je me retrouve dans une équipe où je sais que c’est compliqué, mais je dois commencer à rembourser mon prêt. Et clairement, tu ne craches pas sur 6 000 € nets par mois. Je me dis: “enfin je suis riche”. Mais en réalité je ne profite pas du tout de mon argent.

Ensuite, le boss qui me recrute me dit d’arrêter le basket. Il me dit aussi d’arrêter d’enseigner. Lorsque je veux prendre des vacances ou même juste des jours pour réviser un examen de sortie d’école d’avocat. Il me dit 24h, pas plus. Je travaille soir et week-end. Puis, je pars, tellement j’en ai marre. Je m’apprête à exploser. C’est là qu’il me dit de prendre trois semaines de vacances, mais sans solde. Et là je pars seule faire toute la côte ouest des Etats-Unis.

Ça me fait du bien. En revenant, je suis mise au placard. Je me rends compte de ma perte de poids. Je perds trois kilos entre septembre et octobre, de nouveau trois kilos entre octobre et novembre et de nouveau trois kilos en décembre. A Noël, c’est assez chaud car je rentre le 24 décembre au soir et le 25 au matin, je pars travailler.

Et à partir du 25 décembre, quand je dors, je commence à avoir mal au cou et j’ai envie de vomir systématiquement. Je ressens des coups de jus au niveau de la nuque et je n’arrive plus trop à étendre mes jambes parce qu’au niveau des hanches, j’ai énormément mal. Je ressens comme une déchirure musculaire. Ma tête chauffe, en fait. Je vois donc un médecin qui m’arrête trois semaines car je suis en train de faire un burn out. Lorsqu’il m’arrête, je suis un légume.

LA RENAISSANCE PAR LE SPORT

Le sport est le seul moment où je sors de chez moi pendant mon premier épisode d’arrêt de travail, de fin décembre 2016 à début février 2017. Je prête serment entre-temps parce que je me dis que je dois quand même faire plaisir à mes parents. De toute façon tout est prêt, j’ai déjà pris la date, etc.

Il n’y a que le basket qui me fait du bien. J’y vais le mardi soir à l’entraînement et le week- end aux matchs. Après, je retourne six semaines au cabinet et là, l’associé me dit qu’il faut que je trouve ailleurs, donc je passe des entretiens, etc.

Un jour, il me sort la phrase de trop, le 22 mars 2017 exactement, il me dit n’oublie pas qu’en cours de sciences économiques et sociales, tu as appris que 95% des enfants font le même métier que leurs parents.

Et là je me dis que je ne mérite pas ça. J’explose, je me mets à pleurer. Il me jette un paquet de mouchoirs dans la tête en me disant que personne ne pleure devant lui.

A partir de là, j’enchaîne les petits arrêts de travail pour me venger. Dans la même période, je me lie d’amitié avec une personne qui s’appelle Guy, qui a 69 ans, à l’époque. Il me dit “mais Kadia, tu es de nouveau en arrêt de travail. Tu ne vas pas rester chez toi à rien faire,

viens au club”. Je vois tout de suite un espèce de mentor en lui. Je découvre le bénévolat, domaine dans lequel je me sens utile. J’ai la reconnaissance. Ça a aussi un impact sur mon jeu. Je me sens bien. Je fais de nouveau de la créativité.

Je me rends compte que le sport, c’est encore ça qui me sauve. C’est ce qui me donne la force de quitter le cabinet, de démissionner.

Ça me donne la force de rester dans la profession d’avocat. Et c’est aussi une condition pour m’embaucher après. Je le dis à chaque recrutement.

En revanche, je vous préviens de suite, je pratique le basket depuis l’âge de onze ans. Les deux fois où je me suis arrêtée, ça a été terrible pour moi. Donc, il faut que vous ayez en tête que le mardi soir, je ne serai pas disponible.

Et c’est comme ça que le basket a été tout de suite très très important pour moi.

LA DERNIÈRE “ASSIST” DE GUY, MON MENTOR

Guy décède en 2019. Ça me bouleverse. Et j’ai l’impression que c’est la dernière passe décisive qu’il a faite finalement. Il tombe malade, une tumeur au cerveau, fin 2018.

Il est président d’honneur du club sportif du ministère des Finances. Avec Guy, on met vraiment les mains dans le cambouis, on a des postes de dirigeants assez rapidement et du coup quand Guy nous quitte, je me dis que je ne peux pas laisser le club comme ça.

Je deviens secrétaire général du club puis présidente du club. Tout va très vite. Et c’est comme ça que le comité parisien de basket me recrute. J’ai pris la place de Guy à son décès.

On commence à parler de moi et de la création du club pro du Paris Basket. Nous, au Ministère des Finances, on fait partie de cette grosse association du Paris Basket-ball. Je participe à la création. Et c’est comme ça, que le Paris 14, ou plutôt Arthur Oriol fait ma connaissance. Et par le plus grand des hasards, on habite à 100 mètres l’un de l’autre. C’est comme ça qu’il me “débauche”.

J’en ai aussi marre d’avoir toujours le même type de dirigeant. Le moustachu de 75 ans qui ne sait pas tenir une table de marque mais qui est fier de dire qu’il est dirigeant.

Et surtout quand le Paris Basket se crée, certains partent avec la caisse. Je me fais donc auditionner par la Fédération Française de Basket parce qu’on pense que j’ai pris de l’argent. Heureusement que je suis avocate et que je me défends bien. Mais je réalise qu’il faut vraiment que je parte.

Puis j’intègre le Basket Paris 14, club très jeune qui a six ans à l’époque. Arthur Oriol, déjà président, est très jeune également. On a trois ans d’écart, donc trop bien. Il n’y a que des jeunes autour de moi, je vais être dans mon élément. Donner une autre impulsion basket et aussi ce côté un peu social. Commencer à transmettre ce qu’on a appris aux plus jeunes, à rendre la pareille.

AVOCATE TOUT TERRAIN

Mes potes m’appellent avocat tout terrain. Que l’on soit sur le parquet de basket ou sur le parquet d’un tribunal, en équipe, avec mes potes ou avec ma famille, je suis aujourd’hui exactement la même personne. Alors qu’avant, j’avais tendance à m’orienter un petit peu pour m’adapter à mon interlocuteur. Maintenant, la Kadiatou du terrain, si tu ne l’aimes pas dans ton bureau, tu ne la vois même pas. C’est à prendre ou à laisser.

DE NOUVEAUX CHALLENGES

Le constat que je fais, c’est que j’ai toujours été en décalage finalement. Par rapport à ma couleur de peau, par le sexe féminin, par mon caractère que je me suis construite grâce à ma carapace, par mon franc parler, par la voix que je porte. Et même si j’ai toujours été en décalage. J’ai toujours rattrapé le train.

Aujourd’hui, de nouvelles voies s’ouvrent à moi, notamment de manière assez traditionnelle, la maternité.

Je sais que je veux des enfants, que j’en aurai plus tard que les autres, parce que factuellement, j’ai 35 ans, je n’ai pas d’enfants, donc c’est plus tard que les personnes autour de moi. Mais je sais que j’en aurai, et pas via l’adoption, même si certains se disent déjà que c’est trop tard.

Et je sais que je serai toujours là. Je serai toujours en train de surprendre les gens et c’est mon objectif. Enfin, ce n’est pas de surprendre les gens. C’est de me surprendre moi. Les conséquences que ça a sur les autres, ça m’importe. Ce serait mentir que de dire que ça ne m’importe pas et que je m’en fiche.

Je sais qu’il y a une part de moi qui vit en fonction des autres. Mais je serai toujours là où on ne m’attend pas, toujours. Et je pense que c’est ça un peu l’objectif que je me donne, parce qu’il est très large, mais il est très riche. Il y aura plein d’obstacles, plein d’embûches. Et c’est aussi ça qui fait ma force, aujourd’hui.

Ensuite, le fait de créer mon cabinet en septembre. Tout le monde me dit que je vais être toute seule, on me demande si je n’ai pas peur. Si, j’ai très peur. Et aujourd’hui je le dis aussi, mon objectif, c’est aussi de rester telle que je suis, de ne plus mentir. Comme j’ai pu faire, quand j’étais plus jeune. J’ai très peur. J’ai peur de ne pas arriver à avoir des clients parce que je suis noire.

SAVOIR VIVRE

Il ne faut pas avoir peur de ne pas plaire à tout le monde. Il ne faut pas avoir peur de ne pas être aimé par tout le monde. Il faut avant tout s’aimer soi-même avant d’attendre que les

autres personnes t’aiment. Le plus important, c’est d’être satisfait de ce qu’on fait et pas d’obtenir un résultat.

Chaque étape est très importante. Mais quand tu veux faire du sport ou que tu veux travailler, le plus important c’est de se lever déjà et après c’est bénef. On reste en bonne santé malgré tout. Et ne pas oublier sa jeunesse, bien évidemment. Vivre.

KADIATOU TAPILY