Nantenin Keïta «On a peur parce qu'on ne connaît pas»

En réalité, je prends conscience de ma différence dès la maternelle.

Je suis née au Mali en 1984, puis j’arrive en France, à Montreuil, deux ans et demi plus tard. Je ne me souviens donc pas réellement de mes années au Mali. Nous venons en France avec mes parents et mon grand frère. Et mes parents ont déjà l’habitude de faire des allers-retours pour le travail. 

MON ENFANCE EN FRANCE

Nous nous installons à Montreuil en 1987. J’ai une enfance très heureuse à la maison, mais c’est un peu plus compliqué à l’école. De part ma différence et ma déficience visuelle, c’est un peu plus difficile en termes d’inclusion. Je dois rapidement faire comprendre aux autres que ma différence ne fait pas de moi quelqu’un d’anormal ou de bizarre. 

À la maison tout va bien, mon père est lui aussi albinos et ma mère ne me surprotège pas, même s’il est vrai qu’elle prend davantage soin de ma peau, en raison de ma particularité. 

Je grandis comme tout autre enfant présentant une différence, avec des moqueries. Il y a des moments où je pleure car je ne comprends pas pourquoi les autres ne veulent pas jouer avec moi, ou se moquent de moi.

Au fil des années, je me construis une carapace. J’intègre le fait d’être albinos et déficiente visuelle et ce que cela représente. Mais surtout, j’arrive à l’expliquer. Plus j’explique aux autres enfants et plus cela facilite mon inclusion, donc ça, c’est plutôt cool. Et je suis assez grande gueule. Cet aspect de ma personnalité me sauve car je me défends comme je peux. 

Ensuite, j’intègre un collège spécialisé pour déficient visuel. Le cadre est plus facilitant car nous sommes tous atteint d’une déficience visuelle. Je trouve enfin ma place et je réussi à m’affirmer. Je deviens délégué de ma classe. Je suis aussi un peu un chef de meute lorsqu’il faut faire des bêtises. Je garde de bons souvenirs de mes années collège.

LA PRISE DE CONSCIENCE

En réalité, je prends conscience de ma différence dès la maternelle. J’alterne les établissements ordinaires et ceux pour déficients visuels. Je suis dans une maternelle ordinaire lors de mes deux premières années. Je vois que les enfants ne viennent pas vers moi. Ils ne veulent pas jouer avec moi. Je suis mise à l’écart et je le remarque.

Un jour, en sortant de l’école, mon père me demande : “comment s’est passé l’école ?”. Je lui explique donc que ça va, mais les enfants ne veulent pas jouer avec moi. A partir de là, il m’explique que cela est certainement lié à mon albinisme et ma déficience visuelle. Je ne comprends pas sur le coup, pour moi tout le monde est différent les uns des autres. Tout le monde a une couleur de peau différente, donc je ne vois pas pourquoi la mienne est davantage un problème.  

Le lendemain, je me présente devant ma classe en leur expliquant que je suis albinos, que je ne vois pas très bien, mais que je suis gentille et qu’on peut venir jouer avec moi. J’éveille la curiosité de mes camarades qui me posent des questions sur le sujet. Cela a démystifié cet aspect là de moi. 

L’ARRIVÉE DU SPORT DANS MA VIE

Mon premier rapport avec le sport se fait à l’école. Dans un premier temps via les cours d’EPS, puis j’intègre rapidement l’UNSS. Je commence par le handball, mais je dois rapidement arrêter à cause de mes problèmes de vision. Je tente ensuite le basket durant 1 an, mais je suis une fois de plus confronté à ma déficience. Enfin, ce qu’il faut dire aussi, c’est que j’étais dans une équipe indifférente face à la défaite… Et cela ne me convenait pas.

Puis je découvre l’athlétisme au collège, lorsque j’ai 13 ans. Je me lance grâce à ma professeur d’EPS qui inscrit toute ma classe sur une compétition spécialisée pour les déficients visuels. Deux ans plus tard, alors que je suis en troisième, j’ai deux compétitions prévues durant l’année. Je ne m’entraîne pas encore véritablement mais c’est durant l’une d’elle que je suis repérée par la Fédération Française de Handisport. 

LE DÉCLIC

Cela m’amuse, je vois les compétitions comme des échappatoires, des week-ends avec les amis. Le déclic arrive véritablement en 2002 lorsque j’ai 18 ans. Je participe à mes premiers championnats du monde et je finis 5ème du 100 mètres. Malgré une médaille d’argent sur le 400 mètres, je veux briller sur la discipline reine et je comprends rapidement pourquoi je dois m’entraîner. 

A ce moment-là, je suis toujours à l’école, dans un internat à Rambouillet, mais je trouve le moyen de m’entraîner une fois par semaine. J’intensifie l’entraînement les années suivantes. En 2005, je rejoins un club pour pouvoir m’entraîner trois fois par semaine, l’UNSS me limitant à une session le mercredi. 

Je vis plutôt bien de quitter rapidement le cocon familial pour l’internat. Mes parents m’ont toujours appris à être indépendante, je rentre le week-end et je m’éclate à l’école. Ce sont de très belles années. Je rencontre des personnes qui deviennent des amis et avec qui je suis encore en contact aujourd’hui.

Je ne me considère pas comme quelqu’un de douée dans le sport. J’en suis là aujourd’hui car j’ai beaucoup travaillé. Pour les compétitions que je fais avant 2002, nous ne sommes pas beaucoup sur le para-athlétisme avec une déficience visuelle. Cela n’a rien à voir avec le niveau qu’on voit aujourd’hui. Pour tout vous dire, le chrono que je réalise en 2002 pour l’argent sur 400 mètres ne te qualifie pas aujourd’hui pour les Jeux… 

C’est en 2008 que je réalise que le niveau est en train d’exploser. Lors des Jeux de Pékin, je trouve que la compétition n’est plus la même que lors des championnats du monde deux ans plus tôt. Il y a de plus en plus de para-athlètes, le milieu se professionnalise, et c’est aussi la première fois que je vis les Jeux. 

Lors des Jeux de Pékin en 2008, j’obtiens la médaille de bronze sur le 400 mètres, et l’argent sur le 200 mètres. C’est un résultat en demi-teinte. Je m’attends à performer sur le 400, que j’ai beaucoup préparé, et je suis déçue de mon résultat. En revanche, je suis plutôt fière de ma médaille sur 200 mètres, car je ne m’y attends pas. Je ressens aussi que celui que je considère comme mon mentor est fier de ma performance et cela contribue à mon bonheur. 

Je puise aussi ma motivation dans la satisfaction des toutes les personnes impliquées dans le projet. Entraîneurs, staff médical … Ce sont des personnes sans qui je ne serai pas l’athlète que je suis. C’est un projet commun, une aventure humaine. Aujourd’hui, si je continue et je vais au bout du rêve pour Paris, c’est aussi pour l’aventure humaine que cela implique. 

Ma famille me soutient. Je pense que mon père a toujours été très préoccupé par mon avenir. Le fait de voir que j’évolue dans le sport et que je suis heureuse de vivre tout cela le rend fier. 

Je veux qu’on me voit comme une athlète de haut niveau, comme une femme avec un handicap et non comme une handicapée qui fait du sport.

L’OR À RIO, PLUS QU’UN BOUT DE MÉTAL, UNE AVENTURE HUMAINE.

A Rio, ce que je retiens, ce n’est pas la médaille d’or. Oui, c’est la consécration pour tous les athlètes de haut niveau, mais c’est le processus pour en arriver là qui me marque véritablement. Trois années de préparation durant lesquelles j’intègre un nouveau groupe, avec un nouvel entraîneur et une nouvelle manière de m’entraîner. Je me sens sereine et je pense que Marco, mon nouvel entraîneur, n’est pas étranger à cela. Le mot que j’utilise pour le décrire est qu’il est quelqu’un de “sain”. Il dit les choses au bon moment, il est capable d’utiliser le bon ton et de comprendre de quoi nous avons besoin. Il me fait véritablement grandir en tant que femme durant cette période. 

La médaille d’or arrive à Rio parce que je suis dans ce système depuis trois ans, dans lequel je me sens sereine et que je peux m’entraîner sans douleur. C’est un peu comme la cerise sur le gâteau, mais il y a tout le gâteau avant, qui est particulièrement succulent. Et c’est ça le sport ! Cette médaille, c’est la consécration, mais c’est l’ensemble qui me rend particulièrement fière. Je tiendrais peut être un discours différent si j’avais terminé seconde… Mais l’histoire en a décidé autrement. 

Même pour Tokyo. Les choses ne se passent pas comme je le veux, je me blesse et je vis pas mal de galères mais j’ai quand même le sentiment d’avoir bien travaillé avec Marco. Je ne suis pas sûr que beaucoup de personnes soient capables de faire aussi bien que lui avec les armes qu’il avait. 

Les périodes de blessures sont très compliquées. Ce qui est toujours galère, c’est qu’on m’explique à chaque fois que ce n’est pas grave et que je peux courir. Puis on finit par m’annoncer que c’est grave. Si j’ai peut être un regret, c’est le sentiment de n’avoir été parfois pas assez écoutée sur mon ressenti d’athlète.

Lorsque tu reviens aussi, tu réalises que tu viens de faire un bond en arrière, et c’est déstabilisant. Enfin, il y a aussi cette petite voix qui se demande jusqu’où tu aurais pu aller sans toutes ces contraintes physiques. C’est tout ça qui rend mes périodes de blessure difficiles à vivre. 

Si tu ne prends pas soin de toi et de ta santé mentale, tu ne peux pas performer. On a parfois tendance à voir l’athlète comme une machine. C’est indispensable de considérer et d’écouter les athlètes qui ressentent le besoin d’en parler. Plus on en libérera la parole, plus ils oseront. On associe parfois cela a de la faiblesse, mais cette mentalité doit changer, car tous les êtres humains sont sujets aux doutes. Je pense qu’au même titre que tu peux te blesser physiquement, il est possible de se blesser mentalement. 

Pour Paris 2024, je vis une période un peu trouble, puisque j’étais blessée et bien qu’on me dise que ce n’est pas grave, je ressens que c’est gênant. Cela faisait plusieurs mois que je ne m’étais pas intensément entraînée. Je vais simplement me donner à fond jusqu’aux épreuves, tout donner et prendre du plaisir. 

CONTRIBUER AU CHANGEMENT

Le sport est ce qui me permet de m’accepter en tant que personne en situation d’handicap. Grâce à ma différence, je peux faire des choses que je n’aurais sûrement jamais faites en étant valide. Je rencontre des personnes que je n’aurais probablement jamais croisées. Je prends confiance en moi en me disant que ma différence et ma déficience ne me définissent pas. Je prends conscience que je suis une femme, avec mes qualités, mes défauts et que je suis capable de construire ma vie.

Aujourd’hui je ne suis pas à plaindre, et c’est le sport. Il te permet de te rendre compte que tu es capable de faire certaines choses que tu croyais hors de portée. Durant ma jeunesse, on me dit souvent ce que je ne vais pas pouvoir faire, mais on ne me dit jamais tout ce que je suis encore capable de faire. C’est le sport qui m’apporte ces réponses et qui me prouve que moi aussi, je suis capable de repousser les limites. 

Je me rappelle que je voulais être avocate pour les enfants. On m’a tout de suite mise en garde car je ne pouvais pas lire correctement tous les manuels. J’ai ensuite voulu devenir professeur d’EPS, on m’a tout de suite dit que des questions de sécurité se posaient. Je ne cours pas comme tout le monde, je ne vois pas comme tout le monde, mais ce n’est pas pour autant que je ne fais pas. Il est possible de s’adapter, et c’est la grande leçon que le sport m’inculque durant mon enfance. 

Je veux qu’on me voit comme une athlète de haut niveau, comme une femme avec un handicap et non comme une handicapée qui fait du sport. 

Je veux participer au changement. Notamment avec mes prises de parole et mes engagements. Je mets tout en œuvre pour avoir un impact sur le changement des mentalités, de la vision du para sport dans la société, et plus globalement des personnes en situation de handicap. Après, je ne sais pas faire de politiquement correct, je dis ce que je pense. Est-ce que cela a un réel impact ? Je n’ai pas la réponse, mais j’essaie de tout faire pour. 

Cela se voit notamment dans mon activité professionnelle. Je travaille dans un service de “qualité de vie et conditions de travail, diversité et handicap” pour mettre en place des initiatives qui facilitent l’inclusion et la diversité au sein de mon entreprise. Pour moi, c’est important que chacun trouve sa place dans la société. J’ai cette conviction là. 

J’espère que mon histoire peut donner envie et confiance à d’autres. Que certains jeunes se disent : “si elle y est arrivée, j’en suis capable.” 

On a peur parce qu’on ne connaît pas. Le cerveau humain, lorsqu’il ne connaît pas, va remplacer son manque de connaissance par des croyances. Très souvent, tu es dans le faux. C’est le meilleur moyen de créer des craintes infondées. Aujourd’hui, si des personnes sont encore persécutées et tuées pour leur albinisme dans le monde, c’est principalement à cause du manque de connaissances et de formations sur le sujet. Les croyances ancestrales autour de l’albinisme sont parfois ancrées depuis des millénaires et les mentalités sont très difficiles à changer. Cela prend énormément de temps. Mais pierre pas pierre, en montrant que nous sommes juste des enfants innocents et rêveurs, nous y arriveront. Je vais finir avec une citation de Robert Zend, qui selon moi résume tout : “Les gens ont quelque chose en commun : ils sont tous différents.”

NANTENIN KEITA